L'avenir de nos fringues
« Vous nous envoyez vos poubelles, nous vous renvoyons des costumes. » Voilà une saine réaction, et une idée géniale, enfin. L’artiste et directeur artistique, Sydney Emeka Nwakanma, basé à Berlin, a enfin trouvé le moyen de faire le lien entre ses deux héritages culturels, allemand et nigérien, de créer une source de revenu pour les communautés africaines et de diversifier les marchés européens avec des produits made in Africa. Il a eu l’idée de faire fabriquer des costumes par des tailleurs au Kenya avec des tissus recyclés provenant des containers de vieux textiles envoyés d’Europe, de Chine ou des USA. La marque Emeka-suits est née, et le succès semble être au rendez-vous. La marque créée en 2019 a déjà fait parler d’elle un peu partout en Europe et a même défilé à la Berlin Fashion Week. Les coupes sont parfaites et l’utilisation des matériaux recyclés – en majeure partie des vieux rideaux – rendent ce côté bigarré propre à l’esthétique vestimentaire africaine. Colorée, avec de gros motifs fleuris ou contrastés. On pense à la mode des Sapeurs congolais, en version plus casual.
L’idée est bonne car elle met en lumière une attitude qui relève encore de la mentalité colonialiste. Il est tellement temps d’arrêter de considérer les Africains comme des assistés et de continuer à les coloniser avec nos modes et nos textiles.
La plupart des gens qui mettent leurs vêtements usés ou dont ils ne veulent plus dans les containers à textiles ne pensent pas à mal, ils se disent que ça pourra plaire ou en tous cas servir à d’autres dans le besoin. Le problème c’est que non seulement ces rebuts ne sont pas « donnés », mais qu’ils constituent en fait un potentiel économique important pour ceux qui les collectent pour les vendre à des revendeurs sur les marchés en Afrique, et aussi qu’ils finissent par éradiquer la production locale et artisanale de pays économiquement faibles. Sans compter qu’une grande partie de ces textiles sont tellement abimés qu’ils finissent par rejoindre les ordures locales souvent mal gérées, et constituent un facteur supplémentaire de pollution. D’après le World Economic Forum, l’industrie du second-hand est le quatrième plus grand pollueur après le transport, le gaspillage alimentaire et les déchets ménagers, et représente 10% des émissions carbones globales.
Un peu partout d’ailleurs cette problématique commence à être sérieusement abordée, et certains pays, comme l’Ouganda, la Tanzanie et le Rwanda, ont déjà fermé leurs frontières à ces textiles, et le Nigeria s’apprête à faire de même. Cependant de grands marchés de fripes restent des attractions, voire des vecteurs de développement pour les jeunes autochtones, tel le marché Kantamanto à Accra ou Gikomba à Nairobi. Tout le monde s’habille là, c’est moins cher que les vêtements en tissus traditionnels fait sur mesure par les petits couturiers, et le recyclage de ces textiles permet une créativité infinie. Le problème c’est qu’avec la surproduction des textiles fast-fashion, l’affluence accrue des containers de fripes finissent par complètement submerger le marché textile africain au détriment des producteurs locaux.
Le travail du photographe et styliste ghanéen Sakitey Tesa Mate-Kodjo aborde toutes les facettes de ce phénomène, et met en lumière les enjeux sociaux induits par l’industrie de la fripe et le potentiel de créativité du surcyclage textile (upcycling tailoring). Ses séries photos s’appellent « Heavy are the clothes on your back » , « Things are not meant to be thrown away », « Discarded », et mettent en scène des modèles portant des vêtements et des accessoires qu’il a fabriqué à partir de fripes chinées sur le marché de Kantamanto, des bouteilles de plastiques, des coquillages. Il associe à ses projets les élèves de sa mère, prof dans une école de mode, les petits tailleurs de Kantamanto. Et réalise des reportages de mode pour Vogue Italie ! La série « Heavy are the clothes on your back » est une collaboration avec The OR Foundation, ONG basée à New York qui concentre son travail sur l’impact social et environnemental l’industrie du recyclage en Afrique et plus particulièrement sur le marché de Kantamanto. Leur projet Dead White Man’s Clothes (littéralement « les vêtements de l’homme blanc mort », selon l’expression « Obroni Wawu » qui désigne les fripes en langue Akan) dénonce une industrie injuste, violente, polluante et colonialiste. Cette industrie est un business juteux, encouragée par les grandes marques, qui, sous couvert de durabilité par le biais du recyclage des vêtements, continuent à produire trop et toujours dans les mêmes mauvaises conditions.
Le fait est que toutes ces petites mains, tailleurs, teinturiers, couturiers d’Afrique sont d’une ingéniosité admirable, que leur goût pour les couleurs est remarquable et que les marchés de textiles second-hand restent une grande source d’inspiration. Pour autant, si tous ces artisans avaient le choix de leur matières premières, et pas seulement de la récup, leur créativité n’en serait que plus intéressante et leurs créations valorisantes.
Alors ne jetez plus vos vielles fringues dans les containers, donnez-les à de vraies personnes, consommez moins de fast fashion et offrez-vous un tailleur Emaka-Suits !
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