Berlin 2023

En 1995, six ans à peine après la Chute du Mur, je découvrais Berlin et aussitôt j’étais conquise. C’était l’été du Reichstag Empaqueté par Christo et Jeanne-Claude, pour moi, le couronnement de la réunification, tout un symbole. Sauf que je voyais ça avec mes yeux d’étrangère, ne parlant pas la langue de surcroît, sans réaliser les frictions déjà latentes entre les deux Allemagnes. Situation des plus abstruse, il aura suffi d’à peine une trentaine d’années, pour qu’à partir d’une culture commune deux se développent en opposition : l’Allemagne industrielle, libérale et capitaliste sous la tutelle des Etats-Unis et l’Allemagne communiste étouffée par la Stasi et chaperonnée par l’URSS. Deux mondes quoi.

En surface tout avait l’air joyeux, un sentiment de liberté extraordinaire y régnait, l’impression que tout y était possible, surtout du fait que rien n’était cher. Une euphorie généralisée, une créativité débordante, une forme d’anarchie jubilatoire. Des jeunes venus de partout, des fêtes monstres, des squats de toutes les couleurs, surtout dans les quartiers de l’Est ou populaires de l’Ouest. Et pourtant c’étaient deux pays différents qui se rejoignaient et tentaient de se réunir.

Aujourd’hui, presque 30 après, il n’y a plus de squats à Prenzlauerberg, encore moins à Mitte, tout le centre a été ravalé avec cette manie du XXIème siècle de donner des leçons de perfection aseptisée aux bâtiments anciens défiant le temps. Les bâtiments les moins remarquables ont été remplacés par des cubes de béton et de verre, tous les mêmes, tous énormes, tous anonymes et stériles. Sur les bords de la Spree les clubs qui ont fait la réputation du Berlin festif, ont été expulsés pour faire de la place à des monstres de béton pour riches investisseurs.
Le fameux Tacheles, sur la Oranienburgstrasse, monumental squat d’artistes barbouillé de tags et graffitis, devenu un temps le centre de la scène alternative berlinoise,  a fini par devenir un très chic Musée de la Photo, derrière lequel, se pressent des blocs sans âmes, vulgaires immeubles de bureau écrasants.
Le Palast der Republik (Palais du peuple) au cœur de la ville, et symbole du pouvoir « populaire » de la RDA, bloc massif de verre, béton et amiante de style moderniste, a été lui aussi rasé et remplacé par le Berliner Schloss (château de Berlin). Les trois façades reconstruites dans le style baroque du château d’origine (lui même démoli après la 2ème guerre) redonne son sens à la Schlossplatz.  L’intérieur abrite le Umbolt Forum, un musée à l’architecture contemporaine des plus classiques.
Partout des boutiques identiques à celles qu’on trouve dans toutes les capitales s’alignent dans les quartiers rénovés. Restaurants vegans, fusion-food, français, turcs, italiens, chinois se disputent les terrasses, et débrouillez-vous pour trouver encore une curry-wurst ! Les cafés au mobilier vintage et à la déco bricolo-kitsch ont pratiquement disparu.

Mais Berlin est un moloch. Et dans les kietz moins centraux, les plus populaires aussi, le style berlinois des années 80-90 persiste par endroit, mélange improbable de graffitis, mobilier dépareillé, tableaux faits maison, moulures au plafond décaties, couleurs tristes et pans de murs couverts d’affiches et de stickers en couches superposées. Les clubs technos, qui pour certains se sont déplacés, sont en perte de vitesse (la faute à la pandémie de Covid) mais restent toujours aussi extrêmes et déjantés. La subculture, terreau de l’esprit rebelle de la capitale allemande, persiste et demeure même si elle s’est faite plus discrète.

Parce qu’au fond des coures, au ras du sol, loin des hautes sphères de la gouvernance et des finances, des gens créatifs et d’origines diverses  résistent, se solidarisent, s’épaulent, des initiatives voient le jour, les méga fêtes continuent. C’est sur cette base que Berlin s’est reconstruite, et c’est à elle qu’elle doit son originalité et son pouvoir d’attraction. Alors malgré tout, Berlin reste « (pauvre, mais) sexy »!

Le 3 octobre 2023, l’Allemagne a célébré le 33ème anniversaire de sa réunification. A cette occasion Arte diffuse une série documentaire « Wem gehört Berlin ? » (« B comme Berlin ») très instructive sur la gestion politique et économique de la ville depuis la chute du Mur. Alors que Berlin Ouest était une île au milieu de la partie Est de l’Allemagne divisée, ce sont les Wessies (ceux de l’Ouest) qui ont réussi à imposer leur vision d’une métropole européenne dans la lignée de Londres, Amsterdam ou Paris, avec les tarifs immobiliers consécutifs. Une gestion lourde de conséquences pour la population de l’ex-RFA (les Ossies, ceux de l’Est), pour les artistes et pour les communautés issues de l’immigration, qui pèse sur l’atmosphère de cette ville, par ailleurs tellement dynamique et créative.

Série documentaire Arte: https://www.arte.tv/fr/videos/RC-024312/b-comme-berlin/

Adresses :

Kunstquartier Bethanien,  Mariennenplatz, Kreuzberg. Complexe d’associations culturelles, sociales et artistiques dans l’ancien hôpital Bethanien datant de 1845. Un concentré de l’esprit de résistance de la subculture locale qui remonte à 1970. Imprimerie, école de musique et de théâtre, cinéma de plein air, galerie Kunstraum, restaurant « Die drei Schwestern », …

Blumental, Engeldamm 64, Kreuzberg : monté par un collectif de cuisiniers, pâtissiers, designers restaurant-espace de co-working, cuisine végane élaborée et abordable. Très bel espace dans une ancienne manufacture tout à côté du charmant Engelbecken Park.
www.blumental-berlin.de
@blumental_berlin

Club 39, Manteuffelstraße 39, Kreuzberg, un des derniers rescapés de « l’été de l’anarchie » à Kreuzberg (qui prévoit de fermer à la fin de l’année 2023 par manque de public) déco typique de style est-berlinois, vieux barman et DJ aux goûts éclectiques, prix défiants toute concurrence !

Café Dujardin, Uferstr. 12, Wedding : situé au bord du canal Panke, jolie terrasse et grande salle, déco bohême chaleureuse. Cuisine locale de bonne qualité, concerts de jazz occasionnellement. Prix très abordables.
www.cafedujardin.de
@cafedujardinberlin

Fotografiska, Oranienburgstrasse, Mitte : Museum of photography, art and culture. Situé dans l’ancien squat Tacheles, son titre résume tout – la fatuité surtout de ce musée, 3ème exemplaire après Stockholm et New-York. Bienvenue dans le monde de l’art international, conceptualisé et formaté, un peu trop commercial à mon goût. Toutefois l’offre est vaste et variée, y compris dans la boutique du musée.
www.fotografiska.com/berlin

Clärchen Ballhaus, Auguststrasse 24, Mitte : restaurant et salles de bal depuis 1913. Atmosphère typiquement berlinoise, ses salles de bal ont conservé le charme des années 20 avec la patine particulière du temps qui passe, ce lieu a failli disparaître pour de bon fin 2018. C’est sans doute son caractère unique et sa réputation qui lui ont permis de trouver un nouvel acquéreur. La terrasse dans le jardin est un véritable havre de verdure hors du temps.
www.claerchenball.haus