Planète Mer

Et si on parlait d’autre chose ? Après la planète Etats-Unis, re-la planète Virus, et toujours la planète guerres civiles – ou non, et celle des autres misères terrestres, si on parlait d’un autre continent dont l’homme ne serait pas le nombril ?  Un continent  duquel il dépend pourtant tellement, et qui, même s’il le maltraite sans vergogne, continue à nous émerveiller et inspirer des sentiments d’humilité et de respect profond. Si on parlait de ce continent liquide qui représente plus de 70 % de la surface de la terre. C’est l’objet du Libé des Océans du 10 novembre 2020. Merci Libération
https://www.liberation.fr/liseuse/publication/10-11-2020/1/

Et pour la beauté de la chose, voici des extraits de l’éditorial d’Isabelle Autissier, navigatrice et depuis peu à la tête de WWF France, bel hommage aux mers et océans.

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Un matin. Clair. Le ciel d’un bleu léger à 360 °, seulement griffé de trois immenses plumes de haute altitude dont les bords chatoient de reflets arc-en-ciel. Le soleil pâle, ses rayons obliques renvoient une lumière diffuse qui semble émaner de nulle part. L’horizon est soulevé d’une énorme et lente houle, comme la respiration de quelque monstre qui se serait assoupi sous la surface.

Ce tableau à la Turner n’est que pour moi, seule à des centaines de kilomètres à la ronde. Il signe en une douceur inattendue ma première entrée dans les 40es Sud, ceux que l’on dit rugissants et qui sont plutôt ronronnants, ce matin. Je m’attarde à rester en phase avec ce calme qui, sans doute, ne durera pas. C’est à ce moment que je les vois. Deux immenses oiseaux, mes premiers albatros et c’est évidemment une correspondance fortuite entre leur présence et mon entrée dans ces latitudes mythiques. Ils se suivent, se cherchent, se perdent, se croisent sans jamais donner un seul coup d’aile. J’apprendrai, plus tard, qu’il leur suffit d’effleurer la surface des vagues pour y récupérer des micro-ascendances de vent portant. Pour le moment, ils me semblent tenir miraculeusement en l’air. Je ne résiste pas aux Suites pour violoncelle seul de Bach et les albatros paraissent entendre cette voix mélancolique et danser en cadence. Quelle est cette émotion qui me monte aux yeux ? Ce sentiment de l’harmonie parfaite entre ce paysage, ces animaux, cette musique, mon bateau qui chuinte doucement et moi, petit humain sur cette étrange planète.

Ce jour-là était celui de mon anniversaire. Est-ce pour cela que cette atmosphère est restée autant gravée dans ma mémoire ? Ou parce qu’elle était incongrue à l’orée de ces quarantièmes ? Ou parce que ce moment était particulièrement sublime ?

Car la boîte à trésor des souvenirs me rappelle qu’il y a eu d’autres moments plus inquiétants, plus échevelés, plus étranges, mais toujours porteurs de ce sentiment d’accord parfait. Parfois c’était un iceberg, gigantesque masse plus sombre dans le brouillard, qui passait, toujours trop près, charriant sa glace vieille de milliers d’années. Parfois ce sont des lames grondantes qui malmènent ma coque, bavant leur écume sous un ciel de grains plus enragés les uns que les autres. Parfois c’est une nuit d’alizé aux nuages sagement inclinés quand l’océan brille sous la lune et luit de plancton phosphorescent. Parfois c’est une côte sans phare que l’on ne devine qu’à son odeur de plantes et de marigot. Parfois c’est seulement un ciel si plein d’étoiles qu’il en répand une lueur bleutée et donne le vertige à imaginer ces mondes d’au-delà. Et mon esprit est encore plein de milliers de ces «parfois». Ils m’accompagnent. Je les sais là, toujours à l’œuvre dans un coin d’océan. Je les convoque dans le métro du matin, par une nuit sans sommeil, quand les choses tournent à l’aigre ou à la défaite. Ils m’apaisent, me disent que le monde est beau, intense et que j’en suis une passante chanceuse.

[…]

Si je suis venue tôt à l’environnement, c’est que la mer m’en a montré le chemin. Jeune halieute de la fin des années 80, je savais ce que la science disait des populations de poissons et de leurs évolutions. La pêche est une activité de chasse qui ne peut se dérouler qu’au rythme de la nature. Pourtant, je voyais nos ministres successifs revenir de Bruxelles triomphants d’avoir arraché des quotas au-delà du raisonnable, alors qu’ils ne faisaient que creuser la tombe de pans entiers de l’économie côtière. A l’inverse d’une activité classique, plus de moyens de production rime avec moins de poissons, donc moins de pêcheurs et de toutes les activités annexes. Un cruel gâchis.

A force de naviguer, j’ai aussi retenu une leçon simple : Ce que l’on appelle «la nature» est le cadre de nos activités humaines, quelles qu’elles soient et nous en faisons intimement partie. Rien ne sert de lutter contre. Je ne me bats pas contre l’océan, ce serait perdu d’avance. Je considère les flux d’air et d’eaux résultant des lois de la physique, j’apprends à les connaître et j’adapte ma stratégie. Je ne suis maître de rien, mais témoin de tout et cela parle à mon cœur autant qu’à mon esprit.

Parce qu’en mer je me sais fragile, j’ai aussi plus de respect pour les êtres vivants que je côtoie. J’admire leurs adaptations aux conditions océaniques, je m’émerveille des innombrables synergies et de ces liens intimes qui se sont forgés au cours des millénaires reliant une espèce à une autre, leur permettant de s’imbriquer, de s’entraider et parfois de se dévorer tranquillement. De la surface jusqu’aux abysses, du plancton à la baleine, la chaîne du vivant est d’une folle complexité. J’en fais humblement partie. Je sais ce que je lui dois. Sans les courants océaniques, je grille à l’équateur et me congèle aux hautes latitudes ; sans le plancton, je perds 50 % de l’oxygène que je respire ; sans vie marine, je perds une source majeure de protéines mais aussi de médicaments, de biotechnologies…

Sans les albatros, les baleines, les poissons volants, les cieux étoilés, les mers phosphorescentes, je perds un peu de mon âme, de la beauté, de l’émotion qui me font vivre.

[…]

La mer, pourtant, comme la nature tout entière, est encore bonne fille. Laissez-la respirer et elle reprend son cours, la plupart du temps. Une pêche raisonnée, des aires marines bien protégées, la fin des rejets en mer et l’eau redevient claire, la biodiversité se réinstalle, les espèces sont plus nombreuses, plus abondantes, les individus plus gros, pour le bénéfice de ceux qui savent tirer parti de cette manne sans l’abîmer. Lutter contre ces fléaux n’est pas une charge, mais un investissement.

Notre planète est une exception dans l’univers grâce à la présence d’eau et d’océans. Encore aujourd’hui ce sont eux qui font la vie. Au-delà des arguments écologiques ou économiques, c’est seulement cela que je ressens quand je suis couchée sur le pont du bateau, par une nuit étoilée. Comme nulle part ailleurs, je vois le cosmos scintiller. Il me parle d’une immensité que je ne peux même pas concevoir, d’autres soleils, d’autres planètes, mais qui ne sont que roches arides ou matières en fusion. Mais moi, je suis là. Je sens le vent sur ma peau, j’entends le chuintement de la coque, la pirouette d’un dauphin ou d’un poisson volant, le couinement d’un oiseau dérangé. J’ai dans les narines cette vague odeur d’iode et de sel ou celle de l’eau douce d’un grain à l’approche. Je sens la houle soulever le bateau, tendre les écoutes, puis s’estomper en courant vers l’horizon. Je sens la vie en moi, par tous mes sens. J’habite cette planète, mal nommée Terre, qui devrait plutôt s’appeler Mer. Comme sur l’océan, je m’en sens une passante de hasard. J’ai la chance immense d’être une forme vivante capable de penser cet improbable et de reconnaître que c’est de lui que je tire toute ma substance physique, intellectuelle ou émotionnelle. Cela m’oblige. Comment dévaster sciemment ce qui vous fait vivre ?

La messe n’est pas dite. Les catastrophes sont à nos portes mais pas encore toutes inéluctables. L’avenir ne sera ni blanc ni noir, mais plus ou moins sombre selon ce que nous en ferons. Chacun est appelé à son poste et j’essaie de prendre le mien au mieux.
C’est en pensant, chaque matin, à la valse des albatros dans la lumière du Grand Sud, que je me lève avec espoir.