Prendre le voilier

Ayant grandi sur la côte d’Azur, la mer (Méditerranée surtout) est un élément constituant de ma nature. Je m’y suis baignée bien sûr, j’y ai navigué aussi sur différentes embarcations petites et grandes, à voile et à moteur, j’en ai arpenté des îles, des plages et des rochers et passé mes moments de spleen à la contempler.

Mais je n’avais encore jamais passé une nuit en mer sur un voilier. De même que je n’avais jamais mis un pied en Corse. Alors lorsque j’ai entendu parler de Sailcoop et de ses traversées vers la Corse, j’ai sauté sur l’occasion et booké mon voyage pour début mai.

D’autant plus que leurs traversées quotidiennes se font au départ de Saint-Raphaël, ville d’où je viens. Retour aux sources et la nique à tous les copains de jeunesse dont les parents naviguaient et pour qui la Corse à la voile n’avait rien d’exotique.

La réservation se fait en ligne, et un correspondant humain répond à toutes les questions qu’on lui pose. Les voiliers font 15 mètres de long et accueillent jusqu’à 8 passagers. Le prix n’est pas celui d’un charter cheap, mais nourriture et couchage en cabine sont compris. Sans compter l’excitation de l’aventure en mer. Même pas peur du mal de mer…

Le départ se fait en début d’après-midi et l’arrivée à Calvi par temps normal est prévue en début de matinée le lendemain. Nous avons de la chance, il fait beau, la mer est d’huile et nous arrivons quand même à chopper une petite brise. Les consignes de sécurité sont exposées et chacun se voit remettre un gilet de sauvetage qu’il est tenu de porter.

Nous sommes quatre passagers inexpérimentés en navigation à voile, encadrés par deux skippers qui nous enjoignent à prendre part aux manœuvres sur le bateau. Pour avoir fait de la voile et navigué sur des voiliers il y a longtemps, les termes et les connaissances de base me reviennent à la mémoire. Mais ce n’est pas comme le vélo : la mer et le vent nécessitent de la pratique au long cours ; je me contente de suivre les ordres ! Enrouler les bouts dans les winchs et mouliner pour hisser le génois, régler l’allure par rapport à l’orientation du vent, maintenir le cap. Vent arrière, petit largue, au prés. La côte s’éloigne, je reconnais les reliefs de ce coin que je connais par cœur, et qui peu à peu se fond dans la ligne de côte depuis le Cap Camarat jusqu’au piémont italien. On fait connaissance avec la compagnie, un des skippers va se coucher, pour pouvoir prendre son quart de nuit plus tard.

Des risées griffent la surface de la mer recouverte par endroits de bancs de papillons de mer bleus translucides. Ils sont comme des pétales qui attrapent la lumière. De grandes nageoires bancales annonçant des poissons lunes apparaissent ça et là. Quel drôle de poisson, on dirait une tête de requin sans corps traversée par un croissant de lune. Nous guettons l’horizon à l’affut de dauphins ou autres surprises marines. Et soudain nous apercevons une tortue. Nous faisons demi-tour pour l’approcher et la voir de près. Elle fait bien un mètre de diamètre et ne semble pas être dérangée par notre présence. Pour moi c’est quasi un miracle, on nous répète tellement que la Méditerranée est une mer morte…

Le soleil commence sa descente, la mer et l’air se fondent dans des iridescences roses bleutées, le vent tombe et on lance le moteur. C’est l’heure de l’apéro. Chacun des passagers a amené de quoi grignoter et boire un coup. Autour de la table du cockpit les bavardages vont bon train dans le coucher de soleil. Coucher de soleil royal, qui incendie les plis de l’eau et dont chacun cherche à photographier l’esthétique parfaite. Puis le skipper descend dans la cambuse pour préparer le dîner assisté par les uns et les autres. Repas frugal mais complet, préparé à l’avance et qu’il faut principalement réchauffer. Le deuxième skipper nous rejoint, prêt pour son quart, l’autre va se coucher. Il fait froid maintenant sur le pont, on remonte la capote du cockpit, mais finalement tout le monde rejoint sa cabine.    

Allongée sur le matelas, dans mon sac de couchage, je fixe le hublot et imagine les étoiles au-dessus de l’immensité de la mer. Et je pense à tous les marins depuis la nuit des temps. Bercés par le roulis tranquille, libres ou perdus, quelle plus belle communion avec les éléments ? Quelle autre façon de voyager a perduré à travers les siècles et les océans procurant à l’homme ce sentiment de grandeur et d’humilité face aux forces de la nature ? Je me prends pour une aventurière au long cours ou un pêcheur des îles, et je m’endors.

La lueur de l’aube perçant la vitre ruisselante d’embruns du hublot me réveille. Je ne veux surtout pas rater l’arrivée sur la Corse. En montant dans le cockpit, emmitouflée de mes vêtements les plus chauds, j’aperçois nos deux skippers penchés sur la mer à la proue du bateau. Je les rejoins et découvre émerveillée une bande de dauphins qui se poursuivent et nous précèdent, longeant la coque et sautant en l’air tour à tour. Ils sont bien une dizaine, qui jouent sous et sur l’eau, toujours aussi calme et translucide. Je suis en extase, comme une enfant. Je reste là tout le temps qu’ils nous accompagnent, accrochée à la drisse de la grand-voile, cherchant à capter le regard de ces magnifiques nageurs. L’un des skippers a fini son quart et va se coucher, l’autre prépare le café. Au loin un énorme mammifère, masse noire de plusieurs mètres de long surmontée d’un aileron, plonge tranquillement et disparait. La boule rouge du soleil apparaît, précédée de ses voiles orangées, au-dessus des sommets enneigés de l’Île de Beauté. L’air chargé d’embruns se réchauffe doucement, les autres passagers sortent sur le pont les uns après les autres, petit-déjeuner euphorique. La côte se rapproche, on commence à distinguer les reliefs, la vaisselle est faite, nous rangeons nos affaires et les cabines. Nous ne sommes plus qu’à quelques miles du fort de Calvi, le génois et la grand-voile sont affalés et saucissonnés, le soleil brille de toutes ses dents, nous entrons dans la baie après avoir contourné le fort. Belle arrivée pour une splendide traversée.

Calvi est une destination parfaite pour prendre pied en Corse. Petite ville pittoresque, avec son fort qui ferme la baie et protège le port d’un côté et une longue anse de sable qui se perd dans une pinède de l’autre. La Corse est toute entière une belle destination, mais ça c’est une autre histoire. 

Nous reprenons le bateau une semaine plus tard, pour retourner sur le continent. Oserais-je raconter la traversée du retour ?

Il faut savoir que les voyages en mer dépendent quand même toujours de la météo, à fortiori les voyages en voilier, et que quelle que soit la saison, on n’est jamais à l’abri du mauvais temps. Et vu que le changement climatique bouscule de plus en plus les saisons, la chance d’avoir du beau temps en mer devient très aléatoire. Même les dictons de nos aïeux s’y perdent.

Bref le jour prévu pour le départ, nous recevons dans la matinée un message de Sailcoop pour nous avertir que nous ne pourrons pas prendre la mer comme prévu en début d’après-midi. La tempête de la veille n’est pas tout à fait calmée, trop de houle, le skipper ne veut pas prendre la responsabilité de transporter des passagers. Trop tard pour attraper le ferry de Ajaccio pour Toulon, pas de ferry depuis Île-Rousse non plus, pas envie de prendre l’avion. Finalement nous ne sommes pas si pressés de rentrer, nous nous résignons sans problèmes à rester un jour de plus à Calvi. Il y a pire. Nous en profitons pour faire une randonnée le long de la côte vers le sud. Le vent souffle mais le ciel est dégagé.

Lendemain matin donc, nous nous rendons sur le quai avec notre paquetage. Notre bateau n’est pas là, mais le port est en effervescence, les voiliers de la régate entre Antibes et Calvi arrivent les uns après les autres. Le spectacle est joyeux mais notre bateau se fait attendre, sa place à quai est occupée par un autre voilier, et nous n’avons pas de nouvelles. Nous rencontrons un autre passager, ce qui nous rassure.

 

Finalement nous montons à bord, faisons connaissance avec notre nouvel équipage, plus jeune mais aussi plus rigoureux avec les règles de sécurité, qu’à l’aller, et pour cause… Nous nous frayons un chemin entre tous les régateux pour sortir de la baie. Il en arrive toujours plus ! Le vent est soutenu et tous ces bateaux ont belle allure. Nous aussi avons les voiles gonflées, et une bonne gite. Cette fois-ci la traversée s’annonce sportive ! La houle est forte, et pour éviter de taper l’étrave, il faut barrer en zigzag. Nous sommes partis tard, le soleil est déjà bas sur l’horizon. Il fait vite froid. Ce qui fait déjà deux paramètres propices au mal de mer. Je trompe mon attention en bavardant assidument avec les membres du voyage. Particulièrement le skipper qui assure le premier quart est en verve, il raconte sa vie et ses intentions de s’acheter un voilier pour naviguer autour du monde avec sa dulcinée, elle-même lovée entre ses bras. C’est charmant. Le voyageur rencontré à Calvi lui aussi anime la conversation. Jeune chercheur en sciences informatiques, il rentre d’un séminaire près d’Ajaccio. Breton d’origine, il a accompagné toute son enfance ses parents qui faisaient du cabotage sur les côtes atlantiques. Il raconte qu’il était presque toujours malade à bord. C’est pourquoi il s’est procuré des tablettes anti-mal de mer et prévoit d’en prendre ce soir. Pour l’instant il s’accroche à la barre pendant que notre skipper prépare le dîner.Je me sens de plus en plus patraque. Le vent est tombé, et je m’en réjouie espérant que la mer aussi se calme. Mais on me fait gentiment remarquer que ce n’est pas une bonne nouvelle, car sans vent, pas de voile, et donc pas possible de surfer sur les vagues. La houle se fait d’avantage ressentir. Je me fais violence et arrive à avaler quelques cuillères de mes spaghettis. Avoir le ventre creux est aussi une cause de mal de mer. Je skippe tout de même les œufs mayonnaises et le dessert. Quelques minutes plus tard j’attrape in extremis un des seaux accrochés au bastingage et rend les armes et le peu de nourriture ingurgitée. Le collègue barreur me tend une tablette miracle après en avoir pris une lui-même. Je ne résiste plus, attend un peu que le médicament fasse effet et descend dans la cabine. La sensation de roulis est très désagréable et je n’ai qu’une hâte, me coucher et me réchauffer, pour suivre le conseil du skipper au départ de Calvi : le meilleur moyen de faire passer le mal de mer est de s’allonger. C’est vrai. Le bruit du moteur et la vague odeur d’essence me dérangent, je me concentre juste assez pour ne pas devoir de nouveau vomir et finis par m’endormir.

Au réveil je ne suis pas d’une grande fraîcheur et mes tripes continuent de bourlinguer, mais j’arrive à faire du café et d’en boire me fait du bien. L’arrivée sur Saint-Raphaël est moins euphorique que celle sur la Corse, le soleil s’est levé dans notre dos, toujours pas de vent, nos amoureux dorment encore, pas de dauphins et c’est la fin des vacances.

De retour à terre, le sol reprend le rythme chaloupé du roulis pendant presque toute la journée.

Une chance que j’aie été malade au retour ! Mais cette première expérience du mal de mer ne m’empêchera pas de reprendre le voilier pour retourner en Corse. L’aventure en vaut la chandelle.

Par contre je ne suis pas sûre de faire un jour la traversée de l’Atlantique à la voile !

Sailcoop propose à partir de l’automne 2025 des traversées en cabines de luxe sur des cargos à voile, ralliant la Bretagne à New-York.

Pour en savoir plus sur Sailcoop, coopérative pour le développement des transports de passagers à la voile, https://www.sailcoop.fr/

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